Une amie chantant « Quand on a que l’amour » après le 13 novembre 2015

que l’amour

 

je n’ai jamais que l’amour entendez-moi
c’est le seul royaume où l’affect est roi
les liens se resserrent l’éloignement se dédaigne
mes amis l’amour m’anoblit de son règne

je n’ai jamais que l’amour entendez-moi
c’est encore le seul foyer d’un feu de joie
face aux larmes ruisseaux de petits mouchoirs
mes amis j’ai l’amour consolatoire

je n’ai jamais que l’amour entendez-moi
mes amis pour le rafler offrons l’émoi
finissons de mourir partout alentour
rappelons-nous la vie est l’endroit de l’amour

je n’ai jamais que l’amour entendez-moi
c’est le seul remède quand le monde a froid
la rage traîne dehors et les rats sont humains
mes amis j’ai érigé l’amour en vaccin

je n’ai jamais que l’amour entendez-moi
c’est encore le seul culte sans foi ni loi
face aux massacres confessionnels
mes amis j’ai l’amour en paix universelle

je n’ai jamais que l’amour entendez-moi
mes amis pour le rafler offrons l’émoi
finissons de mourir partout alentour
rappelons-nous la vie est l’endroit de l’amour

je n’ai jamais que l’amour entendez-moi
c’est le seul miroir où l’on voit plus que soi
un visage bien sûr en appelle des millions
mes amis sachez qu’à l’amour vient l’union

je n’ai jamais que l’amour entendez-moi
c’est encore la seule pudeur qui donne de la voix
face aux digues intérieures qui rendent sourd
mes amis tendons l’oreille à l’amour

 

 

Edgar Sekloka, novembre 2015

Le slogan bizarre « Travailler plus pour gagner plus »

le wikipédia de mes âges

 

j’avais 8, 9, 10, 11 et 12 ans quand j’ai perdu mon père-géniteur. un des quatre âges je crois, mais veux pas vraiment me souvenir lequel. mon pater, ce salaud. un fuyard. un dandy à femmes. un coup de foudre pour ma mère. un pourvoyeur de cadeaux. une moustache. une nostalgie qui m’échappe.
j’avais 34 ans quand j’ai perdu la Ma’ de la Ma’. Jacqueline. les yeux LED de glaucomes. les prières continues. la classe quand elle danse. le cheveu souple. la veuve d’un Upéciste bafouée par un nain d’État kamer. le chapelet. le poisson braisé au bord d’une route.
mon vieux et la vieille de ma vieille, ils ont joué à cache-cache avec l’existence. j’écoute Kat Edmonson et m’estime chanceux de détester ce jeu.

j’avais 14 ans ou pas loin quand j’ai perdu le contrôle. petite chambre précaire dans le nid d’acariens de mon adolescence, deux lits superposés l’un près de l’autre, mon petit frère m’agaçant comme de coutume pour un cadet, et moi envoyant son visage cassé la vitre de la fenêtre pour un épilogue aux urgences. je lui ai instantanément présenté mes excuses.

j’avais au moins CM1 quand j’ai perdu la première amoureuse. elle n’était pas au courant qu’on sortait ensemble dans les pensées nuages qui m’embrumaient l’esprit pendant la classe. elle a fait courir le bruit d’un bisou sur la bouche d’un autre. j’ai accusé réception et suis redescendu sur terre. j’avais aussi CM1 quand j’ai perdu foi en la petite souris. l’histoire de la dent sous l’oreiller. c’est ma maîtresse qui a cru bon m’instruire. l’école de l’époque désossait déjà les rêves.

j’avais entouré la trentaine quand j’ai perdu la conviction de ma virilité. et ce médecin à la con me disant que mon pourcentage de fertiles allait être compliqués à cultiver pour une FIV mais qu’il fallait espérer. 90 euro plus tard, j’avais l’indélicate sensation que le docteur venait de capitaliser sur ma détresse. j’ai eu du mal à m’asseoir quelques semaines. y a toujours une piécette à piquer dans le chapeau d’un miséreux distrait par ses peines.

j’avais 35 ans et une virgule quand j’ai perdu ma femme. on n’était pas vraiment mariés alors j’ai osé la bague de fiançailles. un mois après je revivais mon âge CM1 sous les airs d’une déception sentimentale m’inspirant un calque de L’amour au temps du choléra. sauf qu’elle ne s’appelle pas Fermina et que j’ai arrêté de me prendre pour Florentino.

j’avais la majorité +1 quand j’ai perdu mon ambition de voyage initiatique. glaner un échec scolaire d’ampleur m’aurait encouragé à lâcher le cursus lycée-fac-job pour un tour du monde avec une plume et un bloc-notes. j’avais déjà raté le bac une fois, le louper à mon deuxième essai aurait été un tel revers qu’il m’aurait forcé à rompre avec le parcours classique du jeune prometteur. mais j’ai obtenu ce malheureux diplôme et j’ai annulé mon projet d’errance itinérante. je me suis inscrit à l’université. parfois, on se trouve à un fiasco de devenir un grand auteur.

j’avais entre 28 et 30 ans quand j’ai perdu monsieur et madame Tremouillat. les pots de confiture qu’elle nous amenait. je n’aime pas la marmelade mais j’aimais qu’elle nous en offre. elle faisait souvent ses courses seules. son époux conduisait une 4L. son époux me charriait. son époux me faisait rire. ils avaient vécu les Guerres. je leur tenais la porte, elle m’invitait chez eux, on discutait quand je les croisais dans la rue. je ne connais pas leur famille comme ils ont fréquenté la mienne. c’est un manquement.

j’avais 20 ans environ quand j’ai perdu ma grande sœur. elle quittait le cocon familial pour un foyer étudiant, annonçant le décès de nos palabres journaliers. le téléphone ne remplace pas une présence. le mail, les chats, les textos non plus. et notre proximité s’en est allée au loin répondre aux distances liant les adultes.

j’avais tous ces âges approximatifs quand, de ces pertes, j’ai récolté des fêlures, des rages, des rancœurs qu’étrangement l’art a cicatrisées en des écrits étant, aujourd’hui, les souches de mon gagne-pain quotidien.

 

 

Edgar Sekloka, janvier 2014

Un ami me disant : « La poésie c’est mort ! »

Sam de Marge et Poésie

 

il était une fois, Syntaxe, un petit garçon qui vivait dans une ferme, au milieu d’une prairie littéraire, à Librairietown, en bas de Wonderlangue. madame Alphabêta, sa mère, l’éduquait seule.
Syntaxe était amoureux de Poésie, sa meilleure amie. mais elle habitait à 100 lieues de chez lui, chez sa grand-mère, la marâtre Grammaire qui logeait à Brailleville, la capitale d’Imprimerie. il ne la voyait qu’une fois par an, au printemps.

madame Alphabêta était très riche. elle possédait tout le domaine des Sensations, soit plus de 90 hectares de couleurs et d’odeurs, que son feu mari, seigneur Grec Latino, mort des suites d’un infarctus, lui avait légués, sous forme de déclinaisons. c’était avant la naissance de Syntaxe. ce dernier ne s’amusait pas dans ces vastes champs colorés et parfumés, sauf avec Poésie.

en allant à l’école Buissonnière, il pensait à elle. Syntaxe était le meilleur élève de l’établissement. il avait toujours de très bonnes notes, surtout en gymnastique de l’esprit. un jour, alors que sa maîtresse, madame Ponctuation, l’interrogeait, il se mit à sangloter. Poésie lui manquait. tous les enfants de la classe crurent qu’ils pleuraient parce qu’il ne connaissait pas la réponse à la question. ils se moquèrent et la rumeur courut qu’il était un bébé cadum pleurnichard. Syntaxe devint la risée de l’école.

il y avait ce garçon, l’Exclamation. il était bancal. il avait une jambe de bois. il paraissait toujours morose. pourtant, toutes les filles et tous les garçons de l’école voulaient jouer avec lui, pour toucher son pied. il n’acceptait jamais.

c’était un jeudi. Virgule vint lui ordonner de jouer aux mots croisés sur sa jambe. terrorisé, il secoua lentement sa tête pour manifester son désaccord.
Virgule était impressionnante, véritable garçon manqué, elle était grande et forte. toute la cour de récréation la craignait. il était inconcevable pour sa réputation qu’elle laisse un éclopé la défier. aussi, pour répondre au refus qu’elle venait d’essuyer, Virgule donna son poing à l’Exclamation. il tomba par terre. Virgule renchérit avec un coup de pied dans sa jambe de pirate. l’Exclamation cria, son assaillante ria et décréta, en beuglant, que plus personne ne devait causer au boiteux. le lendemain, l’Exclamation se retrouvait seul. banni.

de leur mésaventure respective, Syntaxe et l’Exclamation furent mis au rang des sans-amis-fixes. c’est ainsi naturellement qu’ils commencèrent à se fréquenter.

Syntaxe se confiait beaucoup à son ami. la plupart du temps, il évoquait tendrement Poésie. comme ils ne se voyaient qu’aux heures d’école, les deux complices se faisaient discrets pour éviter les railleries des autres enfants qui avaient trop vite fait de réduire leur amitié en une maxime désobligeante : après la belle et le clochard, l’estropié et le pleurnichard !

l’automne était passé, l’hiver se terminait et il avait été rude : l’Exclamation, son unique ami, avait déménagé. l’Apostrophe, la môme de monsieur Cédille, le directeur de l’école, avait acheté les mêmes chaussures que lui. du coup tous les enfants disaient de lui qu’il portait des chaussures de fille. à Noël, il reçut un taxi-roulotte avec lequel il ne joua qu’une seule fois. c’était dans la ruelle Auxiliaire. Virgule y passait cette après-midi-là. En l’observant s’amuser, elle lança en refrain : Syntaxe le taxi !
de fil en aiguille, tout Librairietown le surnomma : Syntaxi !
pendant le mois de janvier, la poste locale fit grève : il ne reçut aucun courrier de Poésie. en février, il n’alla pas skier sur les stations du mont Orthographe, il n’avait pas assez neigé de voyelles et les pistes étaient faites d’une terre de consonnes, parfois verglacée.
mais mars arrivait enfin. le printemps s’annonçait. Syntaxe s’en réjouissait sachant qu’il allait bientôt voir Poésie.

Poésie arriva par le train Circonflexe. Syntaxe alla la chercher à la gare Bibliothèque. dès qu’il l’aperçut, il courut vers elle.

ils jouèrent ensemble pendant des heures dans les prairies littéraires. ils rirent. ils se couchèrent. le lendemain, Poésie rentrait chez sa grand-mère Grammaire. elle ne revint jamais plus et ne lui écrit jamais plus. Syntaxe continuait pourtant de correspondre, mais aucune réponse. il commença alors à se morfondre. il croyait qu’elle l’avait mis entre parenthèses.

assistant au lent effondrement de son fils, madame Alphabêta intervint. un jour en rentrant des champs, elle informa Syntaxe que madame Grammaire était décédée et qu’elle avait été enterrée au cimetière Alinéa, en Avril. Poésie, confiée à la maison d’adoption La Phrase, à Bledland.

Syntaxe écrivit à Poésie, à sa nouvelle adresse. il lui présentait ses condoléances et l’invitait à venir passer les vacances d’été chez lui. cette missive, il la recopia et la posta dix fois d’affilé. chacune avec accusé de réception. il ne reçut aucune réponse en retour. agacé, il insista auprès de sa mère pour qu’elle l’accompagne jusqu’à Bledland, qu’il puisse renouer avec son amie. madame Alphabêta hésita longtemps pour finalement apprendre à son fils que Poésie était désormais dans une famille d’accueil, et qu’il était impossible de la contacter. le règlement de La Phrase stipulait qu’un enfant qui retrouvait un cocon familial, devait faire table rase de son passé pour faciliter le passage à son nouvel environnement. c’était une question d’acclimatation.
Syntaxe se sentit délaissé, il en voulait au monde entier. il avait tant épuisé de larmes que ses yeux ne s’épanchaient plus même si la tristesse et le désappointement demeuraient. c’était le mois de Juin, du haut de ses 9 ans, Syntaxe cessa de parler. il écrivait des poèmes. terré dans un mutisme quasi-ecclésiastique, son silence n’avait peur de rien, ni de l’autorité parentale, ni de l’autorité scolaire, ni de Virgule. il était muet. seuls ses vers rendaient compte de lui. Sa mère l’emmena chez une pédopsychiatre, madame Grand Petit-Carreau. il ne lui causa pas non plus, alors elle analysa ses compositions. elle conclut qu’il était un maniaque de la métrique et un névrosé du sonnet. un diagnostic sans appel que madame Alphabêta aurait pu émettre toute seule. elle ne paya pas la consultation.

madame Grand Petit-Carreau en plus de son poste de pédopsychiatre, tenait par ailleurs une petite gazette. elle avait mémorisé quelques-unes des strophes de son patient d’un jour. celles qu’elle avait jugées pertinentes. elle les plaça dans l’une des colonnes de son quotidien. lecteurs et lectrices apprécièrent. ça dépassa vite le cadre du quartier pour s’étendre à tout Librairietown. alors elle fit convoquer madame Alphabêta et son fils pour leur demander si elle pouvait publier quelques-uns des poèmes de Syntaxe. avant que sa mère ait pu dire quoi que ce soit, il hocha la tête et présenta son cahier au médecin.
quelques mois plus tard, les poèmes de Syntaxe étaient l’objet de grandes convoitises tant ils avaient de succès. il signait ses œuvres par le pseudonyme de Sam de Marge pour que son identité ne soit pas révélée. à Buissonnière, sa maîtresse avait même fait apprendre un de ses poèmes à l’ensemble de la classe. ça l’avait fait sourire. ça faisait bien longtemps.

on fantasmait Sam de Marge partout. personne ne l’avait jamais vu. qu’en-dira-t-on luxuriant. pour certains c’était un vieillard sénile, pour d’autre un jeune maître d’école, pour d’autre encore une chanteuse de Blues… cependant, sa renommée n’avait pas son pareil et de grandes célébrités aspiraient à le rencontrer : l’écrivain Roman Best Seller par exemple, le comédien Hector Studio ou encore le groupe de rock Album and the Band Dessiné. les plus téméraires faisaient de long voyage pour tenter de percer le secret de Syntaxe. ils n’avaient droit qu’aux rictus intéressés de madame Grand Petit-Carreau, promue agente.

l’automne était de nouveau passé, l’hiver se terminait une nouvelle fois, le printemps annonçait son retour. Syntaxe avait beaucoup réfléchi à son statut de star. il s’en contrefichait éperdument. néanmoins, toute cette popularité pouvait être un moyen d’entrer en contact avec Poésie. son amie perdue dont il était encore amoureux. il écrivit plusieurs recueils pour elle. elle devint sa muse. beaucoup de lectrices lui envoyèrent des mots pour témoigner de leur enthousiasme. son agente les lisait et les archivait. elle répondait aussi aux fans frisant l’hystérie, aux femmes excessives. aucun d’entre eux ne pouvait être Poésie.

Syntaxe n’était définitivement plus un enfant comme les autres. il ne pensait qu’à écrire. il ne jouait plus aux jeux de son âge. sa seule passion étant de combiner les assonances et les allitérations comme dans une formule chimique. le résultat donnait des frissons. son nouveau meilleur ami, c’était Lamine, son crayon à papier, qu’il appelait Lamine l’Exclamation en hommage à son ancien camarade boitillant. tous les deux passaient leur temps à noircir les pages puis à les éclaircir avec un coup de gomme.

Syntaxe s’était construit son monde. il ne dépendait de personne sauf de Poésie. il avait besoin de l’espérer pour écrire. ça le stimulait. elle était son essence. Syntaxe grandissait en majuscules, timide et instruit, conjuguant le souvenir de Poésie à ses rimes plates, croisées, embrassées. à force d’écrire, il était moins triste. ça palliait au manque.
Syntaxe avait 10 ans et 350 poèmes quand l’académie des Lettres l’honora du statut de Bescherellor qui lui donnait droit d’inventer des mots.

un soir, sa mère entra dans sa chambre. Syntaxe jouait avec Lamine. elle le regarda. presque deux ans qu’il n’avait pipé mot. elle lui dit qu’elle lui avait menti, que Poésie n’avait jamais été dans une famille d’accueil, de même qu’elle n’avait jamais été à la maison d’adoption la Phrase. Poésie et sa grand-mère avaient été tuées dans un accident de voiture. un chauffard journaleux les aurait fauchées alors qu’elles traversaient la chaussée.
madame Alphabêta prit Syntaxe dans ses bras. mais chacun de tes écrits l’a fait renaître. chuchota-t-elle. alors continue de la raconter avec ta plume, elle continuera d’exister.
‒ Oui je vais faire ça. répondit-il.
il ne pleurait pas, il retrouvait la parole.

 

 

Edgar Sekloka, décembre 2012

La voix off des émissions télévisées

des Élises et des Guillaumes

 

voix off de ces émissions qui se moquent des candidats qu’elles accueillent, voix hors-champ qui se permet des commentaires sur tout et tous, petite voix nauséabonde responsable des actes qu’on regrette, Belzébuth d’oreillette qu’il nous est difficile de taire.
siffleuse hautaine privée de grandeur d’âme, siffleuse sans hauteur puisque bâtie de bassesses tombant sur des lazzi et des flashs de divertissement à caractère de décérébration fourbe.
siffleuse de repentirs qui cause à brûle-pourpoint de tragédies intellectuelles, de scandales licencieux, de corruptions politiques, de désastres écologiques, toujours avec ce même ton outrecuidant faussement satirique qui sied aux polémistes de comptoir hertzien.
siffleuse qui s’indigne sans distinction de la détention de Mumia Abu-Jamal, des réformes des collèges supprimant les classes bilingues et européennes trop élitistes, d’un député ayant pour mission la lutte contre la fraude mais dissimulant ses avoirs à l’étranger, des photos intimes de stars piratées et partagées sur la toile, de la Chinafrique qui embarrasse la Françafrique avec l’exemple de Pékin-Yaoundé-Paris.
siffleuse qui se prétend scandalisée invariablement et qu’importe le sujet, siffleuse d’un même ton ironique, siffleuse de fil d’actualité, siffleuse d’un ton fa dièse, siffleuse d’un ton hashtag.

qu’on la guillotine cette siffleuse. vous autres acteurs et actrices ratés que les radios n’ont pas retenus pour animer leur chaîne et qui, cinquième roue d’une charrette, finissez par rouler en tant que speakerines fantômes pour programmes de grande écoute : arrêtez. ou alors changez votre fusil d’épaule.
parlez des lumières avec profondeur, des personnes avec humanité, décelez les joyaux de chacun entre les perles de maladresses qui traduisent une anxiété certaine due aux caméras qui braquent, colorez ce que l’habituel ternit, mettez à l’aise ces quidams qui souvent viennent vous livrer une part d’eux-mêmes pour enrichir les producteurs qui vous salarient, mettez-les à l’aise eux qui sont vos employeurs officieux, mentionnez les noblesses des Hommes pour offrir aux images animées dont vous êtes la bande originale, une voix de beautés.

s’il vous faut des invités notables, choisissez Élise, femme d’éclat à l’humilité apparente, brin de brune qui se bat sourire-bouclier contre les attaques coups de massues des clichés véhiculés par les grands médias, ethnologue-chercheuse qui travaille à attraper les mondes pour les confronter, directrice d’un muséum d’histoire naturelle qu’elle dépoussière de la vision d’ennui qu’on s’en fait, chef qui se commande d’écouter ses goûts plutôt que ses élus, délinquante vandalisant l’idée de distinction sociale au sein de l’institution qu’elle chapeaute, épouse sachant du mot amour qu’il relève d’une notion de soutien inconditionnel, mère qui partage ses expériences cognitives et affectives sans les imposer, professeure qui n’inculque rien, maître qui instruit.
ce que vous aurez à commenter d’une telle femme vous élèvera, éveillera le spectateur, repositionnera la télé sur l’initial, l’enseignement. un enseignement qui peut exister dans le ludisme en musique, en littérature. prenez les écoles qui viennent dans une galerie pour entendre des rappeurs chanter, prenez les écoles de danse qui viennent dans des bibliothèques pour mettre le verbe en mouvement, prenez les écoles de parole qui n’en sont pas vraiment, qui sont plutôt une charpente poétique où chacun peut développer sa propre langue, prenez toutes ces écoles et faites-les se rencontrer dans le cadre d’un documentaire, vous verrez que dans l’élan, vous perdrez votre ton fa dièse.

si Élise ne vous suffit pas, ajoutez-lui Guillaume, gentleman de toutes les finesses, banlieusard à barbe effrontée et à jean trop délavé pour l’élitisme parisien, médiateur culturel involontaire et inspiré se proposant d’offrir aux usagers des maisons de quartiers, une éducation intellectuelle de beaux quartiers, directeur d’un édifice de pratique artistique amateur dans lequel il convie des professionnels courus à mettre leur savoir en scène, aussi bien en ateliers que dans la rue, patron qui s’impose de monter au créneau contre des instances politiques ne cessant de lui rappeler les découpes budgétaires, ne cessant de le traiter comme un levier de licenciements, passionné mélangeant les curieux du dimanche avec les puristes, romantique brisé par une femme d’excès, homme reconstruit par une femme d’exception, père déjà même sans rejeton.
ce que vous aurez à commenter d’un tel gonze vous réconciliera avec les espoirs que l’information de masse corrode, vous ramènera à ces combattants médiatiquement invisibles, concernés par les sinistres d’une société spectaculairement basée sur l’économie, vous déposera sur la fonction première de la télé, la transmission. une transmission qui peut naître dans le jeu de l’écriture, dans le jeu de la mélodie, dans le jeu des répétitions, dans le jeu d’une représentation publique.
imaginez un peintre s’entretenir quotidiennement avec des néophytes, à votre avis créera-t-il des vocations ? cette question peut-elle être l’objet d’un débat de société dans lequel vous seriez une voix off utile, une voix off qui ne se moque pas, une voix off qui accompagne ?

je souhaiterais des Élises et des Guillaumes en voix narratrice d’émissions télévisées, ce serait drôle et évocateur, didactique et léger, distractif et salvateur.
leur rendre hommage est sans doute ma manière d’aller vers cette perspective. Des Élises et des Guillaumes pour assurer la bande son de nos écrans, ça changerait.

merci Élise, merci Guillaume pour être ce que vous êtes.

 

 

Edgar Sekloka, février-avril 2015

Un rêve dans lequel un écolier me demandait si on avait besoin d’une bouche pour rire

rire ne relève pas uniquement d’hilarités

 

je ris de ce qui m’afflige. rire de rejet. j’évacue la douleur par l’humour. suis pas sûr de l’antidote à mon mal mais j’appartiens au 21ème siècle, le cynisme irrigue le cœur du google interne. alors je ris d’assister au spectacle de ce camerounais affilié UMP dressant tout son zèle contre la régularisation des sans-papiers dont il fait partie. une jeune pousse FN d’envergure maréchaliste se serait distinguée en volant au secours de cet apprenti politicien à court de carte de séjour. une adhérente d’extrême droite se déclarant pour la naturalisation d’un Noir, c’est une muse pour la scène comique francophone. et du politique benêt émerge le théâtre de l’absurde. cette affaire aberrante pourrait être le point de départ d’une heure de stand-up, une sorte de lot de consolation artistique, un parachute humoristique flanqué au dos de ce nègre sarkozyste s’il était éjecté du boeing Hexagone. que sa candidature ne soit en définitive pas retenue malgré son ardeur républicaine lui apprendrait d’une traite à nuancer ses droitières de convictions. le présentateur Simplet du podcast J’suis pas content s’en accommoderait.

si, toujours sur ce propos, un journaliste se souciait de l’avis de rappeurs plutôt que de satiristes, je lui conseillerais d’interviewer les éminences NTM des années 80, Scred Connexion des années 90, Time Bomb Commando des années 2000, IAM des années éternelles. des paroles de ces collectifs tomberaient une compilation de chansons étrangères à la langue de bois. explicit lyrics justifiés. des rimes aiguisées d’amertume, vortex poétique de secousses sociales enrayant les ronflements capitalistes du gouvernement. l’interview donnerait lieu à un article enlevé, puisé dans les entrailles de rêveurs à l’utopie non résiliée. un peu hippies ces penseurs qui ne travaillent pas parce que dixit Chinese du groupe bruxellois Crépuscule : stick au bec, on taffe déjà !

on, nous le peuple inhalateur de grisaille, nous les cracheurs d’espoirs fracturés qui se reconduisent comme les saisons. on n’est pas sans-emploi, plutôt des sans piston en marche pour gravir l’Everest de nos aspirations, arrogance dans le holster, déclarant que quand on accédera au sommet, Auroville sera gratuite, mondialisée et qu’on rira des schémas normés d’aujourd’hui.

rire, rire large pour contaminer l’horizon, rire gras jusqu’au cholestérol, rire pour se défendre non pas pour accepter, rire pour tromper la douleur et renouveler son courage, rire pour défier, conjurer les ténèbres, nos noirceurs, les dérapages humains dans la cruauté animale, les agressions isolées qui pullulent, la rubrique faits divers noyée d’homicides, les religions qui n’ont plus rien à voir avec la foi individuelle mais tendent à fomenter des peurs collectives, rire non pas pour oublier, ni pour refouler, ni pour nier que la sédation profonde la plus meurtrière ne découle pas de la loi Leonetti mais de l’endormissement de la masse, rire pour éduquer au bonheur. au vu des difficultés qu’on éprouve à apprécier les moments heureux quand ils émergent, rire au final c’est sérieux, quand on n’en fait pas le marmot de la gausserie et du mépris.

rire des beaux instants et les cultiver ces beaux instants pour pouvoir rire à nouveau, souvent, plus souvent, c’est faire du rire un moyen de détruire ce qui nous révolte.
ainsi en relisant Prière d’un petit enfant nègre de Guy Tirolien, entrevoir que rire ne relève pas uniquement d’hilarités mais aussi, par exemple, d’une sieste au pied des lourds manguiers.

Seigneur

je suis très fatigué
je suis né fatigué
et j’ai beaucoup marché depuis le chant du coq
et le morne est bien haut qui mène à leur école
Seigneur je ne veux plus aller à leur école,
Faites je Vous en prie que je n’y aille plus
je veux suivre mon père dans les ravines fraîches
quand la nuit flotte encore dans le mystère des bois
où glissent les esprits que l’aube vient chasser
je veux aller pieds nus par les sentiers brûlés
qui longent vers midi les mares assoiffées
je veux dormir ma sieste au pied des lourds manguiers
je veux me réveiller
lorsque là-bas mugit la sirène des Blancs
et que l’usine
ancrée sur l’océan des cannes
vomit dans la campagne son équipage nègre
Seigneur je ne veux plus aller à leur école
Faites je Vous en prie que je n’y aille plus
ils racontent qu’il faut qu’un petit nègre y aille
pour qu’il devienne pareil
aux messieurs de la ville
aux messieurs comme il faut ;
mais moi je ne veux pas
devenir comme ils disent
un monsieur de la ville
un monsieur comme il faut
je préfère flâner le long des sucreries
où sont les sacs repus
que gonfle un sucre brun
autant que ma peau brune
je préfère
vers l’heure où la lune amoureuse
parle bas à l’oreille
des cocotiers penchés
écouter ce que dit
dans la nuit
la voix cassée d’un vieux qui raconte en fumant
les histoires de Zamba
et de compère Lapin
et bien d’autres choses encore
qui ne sont pas dans leur livre
les nègres vous le savez n’ont que trop travaillé
pourquoi faut il de plus
apprendre dans des livres
qui nous parlent de choses
qui ne sont point d’ici
et puis
elle est vraiment trop triste leur école
triste comme
ces messieurs de la ville
ces messieurs comme il faut
qui ne savent plus danser le soir au clair de lune
qui ne savent plus marcher sur la chair de leurs pieds
qui ne savent plus conter de contes aux veillées
Seigneur je ne veux plus aller à leur école

 

 

Edgar Sekloka, 9 mars 2015

Des amies qui chantent leurs écorchures

trouvère à la corde

 

écoutez les méandres
ma langue qui planque ses pleurs sous les cordes
les accords sordides d’un ventre affamé
l’âme et le corps de mes disettes
ma desserte de mots condamnés
littérature sans papier
artiste ni signée ni signalée

je m’effrite face caméra
je m’évite face au miroir
me retrouve face à ma plume médiator
gratte l’eczéma d’une guitare
barbelés de liberté fouettards à volonté
pour un refrain je suis jukebox volontiers
le temps d’un air fugace
vole le chant aux oiseaux, abats l’instinct des suicidés
d’une fureur ravivant les rêves homicidés

loin des sentiers battus
destin craquelé plaintes roucoulées
sabrez le champagne raclez l’ukulélé
festoyez-moi l’auteure interprète
misérable sous les fenêtres
ivrognant le monde de couplets qu’affliction sécrète
écuelles de lucidité gamelles d’acidité
fuguées par l’honnête citoyen
j’aime les habiter

suis l’originelle
vipère violée de mépris dans une venelle
mais les bravos arrivent
le public les piécettes
succombent aux talents des rues qui enchantent à tue-tête.

 

 

Edgar Sekloka, mars 2015

Quelques anecdotes de racisme ordinaire

l’histoire du gars qui a cessé de couper court

 

pulsion de meurtre sur la ligne 6 à place d’Italie, après qu’une usagère du métro, la bouche recouverte d’un rouge à lèvre grenu, lui marcha sur le bout du pied avec son talon, une pointe de dédain, et une insolence cocardière qui beuglait : il serait temps de rentrer chez vous ! y a plus d’espace vous voyez pas ? il eut envie de lui mettre un coup de front linéaire par vengeance ricochée, balayer sa verticalité, lui ratatiner le poitrail sur le pavé, attendre qu’elle se relève pour la braquer avec un 9 millimètres, fin prêt à disperser des morceaux mal hachés de sa menue cervelle. mais une voix entêtante le martela à l’ordre : calme-toi renoi. taper une cougar, t’es sérieux ? en plus t’as pas de Parabellum dans ta poche, que des chewing-gums. calme le game. il détendit les sourcils et pour couper court, répondit à la quelconque un vous avez raison mensonger.

pulsion de meurtre sur la ligne du PC2 à porte des Lilas-Sérurier, après qu’une usagère le bouscula-hashtag-Jonah-Lomu : elle estimait qu’il la collait trop. elle était plus proche de la retraite que de lui mais vous sentez le fauve monsieur ! brailla-t-elle en lui rentrant dedans. d’un coup, il eut envie de shooter un drop-goal avec son visage, de le faire transpercer le toit du bus, de le voir s’élever dans le ciel, fendre sa brume avant de retomber comme une pierre de chair sur une chaussée impassible. mais une voix entêtante le martela à l’ordre : calme-toi renoi, t’as jamais été bon rugbyman. le mieux pour toi c’est de botter en touche. redescends les Celsius. il détendit les sourcils et pour couper court, lança à la quelconque un vous avez raison mensonger.

pulsion de meurtre sur la ligne 1 au pont de Neuilly, après qu’une usagère au verbe recouvert de tics de langage nationaliste, s’en prit à lui parce qu’il téléphonait à un patois de civilité étrangère. elle quittait la voiture, le signal alarmant retentissait quand elle eut le courage de ses propos : c’est la France ici, alors parlez français bordel ! osa la fuyarde courageuse du majeur. il eut envie de bloquer sa majoration entre les portes refermées du wagon et son bras entre les palières de sécurité. la chenille de fer redémarrant, il aurait assisté à un bel arrachement osseux. mais une voix entêtante le martela à l’ordre : calme-toi renoi, ça t’avancerait à quoi qu’elle soit manchote ? easy my man, y a rien. il détendit les sourcils et pour couper court, souffla à la quelconque un vous avez raison mensonger.

pulsion de meurtre à Châtelet sortie place Carrée où un unique portique à disposition d’une file d’attente interminable, décalait sa ponctualité. billet en règle, il se risqua à escalader une grille pour raccourcir son retard. il fut cueilli par deux contrôleuses qui lui demandèrent s’il se croyait dans la savane : monsieur s’imagine dans la forêt africaine et veut monter dans les arbres c’est ça ? faut civiliser le banania en vous monsieur, non ? il eut envie d’un katana pour sectionner leur qualité bipède, eut envie de les ramener à l’état paléolithique en les fauchant avec des pièges animaliers aux dents d’acier. il eut envie de les écharper férocement et lentement en chantant Libérez la Bête de Casey mais une voix entêtante le martela à l’ordre : calme-toi renoi, à moins que tu ne veuilles apparaître comme l’attraction King Kong d’un cirque de dresseurs sanguinaires. regarde autour de toi renoi, les factions militaro-sécuritaires n’attendent que ça. il expira alors un yoga express, vent de prânâyâma accéléré, détendit les sourcils et pour couper court, soumit aux quelconques un vous avez raison mensonger.

pulsion de meurtre sur la ligne 2 à la Chapelle, après qu’un géronte en béret lui sourit en affichant le titre d’un canard qu’il lisait : une chef d’extrême droite désignée personnalité politique de l’année. deux secondes après, il essuya les insultes d’une jeune maghrébine parce que suite à une secousse ferroviaire, sa main avait effleuré la sienne sur la rampe de maintien : tu me touches pas sale bledard de pervers de merde, ok ? il eut envie d’envelopper le barbon et la jouvencelle dans le journal gratuit jusqu’à l’étouffement, eut envie de les asphyxier dans le papier de leurs convictions criminelles. il aurait ensuite froissé le tout en une boule larguée dans la cuve d’un cabinet d’aisances où son urine aurait afflué. mais une voix entêtante le martela à l’ordre : calme-toi renoi ! d’un tel double homicide, les amis du vioc, les lecteurs de quotidiens douteux, les gamines petites connes aux propos irréfléchis, trouveraient de quoi nourrir leurs xénophobies. il détendit les sourcils et pour couper court, l’œil rivé sur le pépé quelconque, articula à l’ado quelconque, un vous avez raison mensonger.

pulsion de meurtre dans une berline de location avenue du Hazay à Cergy, après qu’une tante siège passager, le gifla d’un débat d’épiderme idiot : on peut faire le viens-on-reste avec une White, on peut flirter un moment mais signer l’alliance avec, non c’est les problèmes. hé ma chérie, je ne te vise pas ! toi tu n’es pas comme les autres, tu sais ça n’est-ce pas ? elle s’adressait à la petite amie, plage arrière. il eut envie de se garer et de crier sur son aînée, eut envie d’hurler jusqu’à lui briser le tympan, qu’elle devienne sourde pour apprendre un meilleur regard. il eut envie, un instant, qu’elle ne soit plus filiale pour pouvoir assumer l’instinct primaire de lui écraser la mâchoire sur la boîte à gants avec une force prompte à actionner l’airbag. mais une voix entêtante le martela à l’ordre : calme-toi renoi, c’est ta putain de family ! détente renoi. sauf qu’il n’y parvenait pas cette fois au contraire, et à peine eut-il le temps de taper sur le volant pour autoriser l’expression de son bouillonnement, qu’il fut interrompu par sa Caucasienne du moment ; sourcils détendus, c’était pour couper court qu’elle glissa à la tantine, soudainement quelconque, un vous avez raison mensonger.

depuis il a cessé de couper court.
depuis il affronte les torts d’autrui.
depuis les flashs de violences ont disparu.

 

 

Edgar Sekloka, 17 décembre 2014

Un tract du mouvement Colibris

la mangeuse bio en legging noir et Stan Smith blanches

 

elle est une trentenaire qui veut garder l’élancement de sa vingtaine pour se protéger de la vague de calories qui entretient le bide de la quarantaine. elle s’habille sobre, chic, délicat. aujourd’hui, elle porte un trench beige the Kopples, un legging noir H&M et des Stan Smith blanches. aujourd’hui encore on la complimente pour sa svelte. aujourd’hui toujours, assise avec ses collègues pour la pause déjeuner, elle dit qu’en dehors du boulot ‒ responsable-com chez Alter Eco ‒ elle fait de la kizomba, elle dit qu’elle a la chance d’éliminer vite, elle dit qu’elle ne prend pas de surplus. depuis l’adolescence, elle suit un régime bio qui refuse à sa ligne toute distraction.

ils sont dans un restaurant végétalien, un Loving Hut parisien, et elle raconte comment son choix d’irréversibilité a commencé, comment elle avait 14 ans, comment s’appelant Julia, elle était tombée amoureuse de John Lennon suite au morceau éponyme.
comment elle s’est intéressée à lui, aux vertus saines d’une vie simple jusque dans l’alimentation, comment elle a abandonné la viande au grand dam de ses parents. elle précise que d’une certaine manière, les Beatles lui ont semé une conscience civique et l’envie de s’insurger contre les industrialisations bovines, avicoles, ovines, porcines. être végane la politise aussi s’oppose-t-elle à l’agriculture intensive en crachant sur Monsanto, Bayer AG et BASF, exprimant qu’il faudrait des abattoirs pour de telles entreprises, que la fiscalité environnementale devrait condamner leurs pratiques au néant, que les taxer ne sert à rien.

elle s’épanche. elle est passionnée. elle détaille les différentes étapes de sa cessation de pain et de fromage, de gluten et de moisi. elle ressemble à un fumeur repenti. elle rappelle que ses deux enfants recouvrent leur pain azyme de pâte à tartiner Jean-Hervé et ne suent pas un litre d’huile de palme Nutella après avoir péniblement monté quelques marches d’escaliers.

steak de tofu, elle s’acoquine de quelques bouchées et laisse la parole puis la reprend, un verre d’eau de source plus tard. ferveur dans l’iris, elle déclare qu’un corps est une ZAD ‒ une zone à défendre ‒ que chacun d’entre nous devrait le protéger en le nourrissant de fruits, de légumes, moches ou non, discounts ou non. que chacun est ce qu’il mange. que chacun devrait savoir labourer la terre. que chacun devrait avoir un jardin. et elle se met à citer Pierre Rabhi.

tout d’un coup c’est le dessert, tout d’un coup elle avoue avoir des contradictions nutritionnelles, tout d’un coup elle confesse avoir un faible pour le Savane de Papy Brossard, tout d’un coup elle se remémore les dégâts du sucre raffiné sur l’organisme. elle en vient à pérorer sur le monde d’obèses du film Wall-E.

de retour au bureau face à l’écran, elle consulte le site de l’association animaliste Veg en scène. parcourant le favori, elle voit une photo avant-après : avant une vache, après une paire de tennis. elle tombe les yeux vers le cuir entourant ses pieds. fausse note. elle cogite sur les veaux morts issus d’élevages industriels qui, du talon au bout des orteils, enjolivent son style. ce sont les mêmes qu’elle s’interdit de cuire à ses fourneaux. elle se déchausse et plonge ses godasses dans une corbeille.

elle a conscience qu’elle peut accéder à certaines denrées saines grâce aux personnes qui l’environnent et l’éduquent, grâce à son salaire aussi qui, sans être mirobolant, ne verse pas dans la précarité de la fiche de paie commune à la majeure partie de la populace.

elle éprouve un fort sentiment de dignité écologique et elle combat ses paradoxes malgré ses faiblesses. ses détracteurs la jugent caricaturale et un brin extrémiste dans son éthique aux accents animistes. et après ? elle n’en est pas moins une citoyenne qui, chaque jour, parachève un peu plus son idéal.

j’aimerais être elle parfois. alors quand je m’estime trop enclin à céder à l’organisation d’un barbecue pour fêter l’arrivée des beaux jours par exemple, je pense à elle, l’antispéciste, à ce qu’elle aurait proposé à la place.

 

 

Edgar Sekloka, mai-septembre 2014

Le témoignage d’une rescapée arménienne

Anoush

 

mes parents ont survécu aux 500 000 victimes du sultan rouge Abdülhamid II, sang-mêlé par sa mère Verjine. je m’appelle Anoush, j’ai survécu aux 30 000 victimes du Comité Union et Progrès, aux 1 500 000 victimes de Talaat Pacha. j’ai survécu aux chiffres qui s’empilent grâce aux aspérités héroïques d’Andranik Toros Ozanian.
j’ai survécu pour entendre l’écho de procès trinitaires, celui des Unionistes en 1919, celui de Nuremberg en 1945, celui de Simbikangwa en 2014. j’ai survécu arrimée à la ville de Marseille, paume sur la canne d’une démarche penchée, mais quand les rhumatismes voûtent mes os à l’appel de la Faucheuse, je susurre à mon enterrement qu’importe ma fin, je lui survivrai par les paroles, récits, ouvrages, cicatrices, photos, chansons, arts pluriels.
je me souviens que l’oubli tue. suite à l’irréparable des Jeunes-Turcs, si la parole des témoins s’était faite entendre, l’Homme n’aurait pas omis de prendre la pleine mesure de ce qui s’est passé et plus tard, aurait devancé les montées nazis ou interahamwe.

pendant le prêche dominical, le curée nous avait prévenus, on avait trois jours avant que nos ombres s’effacent de la fresque natale. soit on entrait au cimetière, soit on partait en wagon. l’instinct a choisi, nous avons convoyé vers le sud et l’est, entassés comme la vaisselle du Café de mon père, comme des verres brisées, désarticulés les uns sur les autres dans un train de marchandises avec un carreau d’air en guise de fenêtre, dans l’attente que nos aigreurs nous asphyxient, cachés de force par un commandement qui dépeçait notre horizon avec des lois autorisant la spoliation de nos biens, de nos vies. les blessures commençaient, les sourires larmoyaient, la nuit se renouvelait inlassablement parce que les aurores se faisaient ténébreuses. et les sifflements des roues d’acier sur les rails ont laissé place au silence d’un camp d’Eskisehir, dont on savait qu’il marquait l’exode vers les déserts de Syrie, de Mésopotamie, destinations sans fin. la ligne de mire était aride, les joies s’effritaient dans une solitude lépreuse, le désespoir se communiquaient et de ce virus meurtrissure de vertus, les Hommes devenaient animaux. mon corps étant un enfant, ma mère me tenait à l’écart des reconvertis violeurs ou des commerçants d’esclaves que j’attirais. elle me protégeait, aussi me peignait-elle en noire pour me fondre dans l’invisible, me masquait les yeux pour m’éviter les cadavres pendants, les dépouilles osseuses, les guillotines inopinées, les fusillades sommaires. elle voulait me préserver ou se persuader que c’était possible, je ne savais pas vraiment. en revanche j’avais conscience qu’elle se rendait malade à vouloir assurer son travail maternel. pendant les famines quotidiennes, elle m’aurait même donné le sein si elle avait eu du lait. mais c’est entre les résidus de chair putréfiée dans des boues de terre ensanglantées et les miettes de pain rassis sur des nuages de poussière, qu’elle cherchait de quoi calmer mes pénuries pudiques. à force, un germe l’a contaminé. les génocidaires ont eu peur d’une contagion et nous ont chassés du camp avant qu’on soit appelés pour une adresse sans domiciles. rescapée par arrêté de maladie, elle s’est expatriée avec sa famille en France. c’est comme ça que j’ai ancré le Vieux-Port.

depuis j’ai éternué des cauchemars qui s’achèvent en rêves. aujourd’hui encore ils parsèment mes assoupissements : j’y vois mes bourreaux en peloton d’exécution, les fronts nervurés d’une haine expansive, je les vois se concentrer, me cibler, je les vois m’effrayer, mettre en joue, mitrailler et peu avant que la panique ne me réveille, je les vois se décourager. je me calme, les balles qu’ils tirent me transpercent sans m’atteindre. l’immortalité les pousse à s’incliner, je les vois tomber à mes pieds, je les vois me demander pardon tandis que le vent Aznavour m’amène des paroles reprises par un chœur de martyres :
[…]
moi je suis de ce peuple qui dort sans sépulture
qu’a choisi de mourir sans abdiquer sa foi
qui n’a jamais baissé la tête sous l’injure
qui survit malgré tout et qui ne se plaint pas
ils sont tombés pour entrer dans la nuit éternelle des temps
au bout de leur courage
la mort les a frappés sans demander leur âge
puisqu’ils étaient fautifs d’être enfants d’Arménie.

inspiré par Osvana Kaloustian.

 

 

Edgar Sekloka, été-automne 2014

11 janvier 2015 en France

chui Charlot ou candidat pour le devenir

 

on n’a qu’à rassembler sur la tombe d’un homme de génie les pierres qu’on lui a jetées de son vivant, et il aura une pyramide qui dépassera celle de Kéops. Alexandre Dumas, fils

chui docteur en bluffs ou médecin de l’ennui selon l’ami ‒ français ou étranger selon le papier ‒ dans les dettes ou la boisson selon l’humeur ‒ de Gauche ou d’Extrême gauche selon mon RSA ‒ dans la luxure ou la solitude selon ma go ‒ un nanti raté ou un anti-héros selon la rumeur ‒ dans la dérision ou la provocation selon le lazzi ‒ dans l’absurde ou l’humanité selon le point de vue. n’ai foi qu’au sens critique et à cette insolente faconde qui m’aide à railler le monde pour le rallier.

pas confiance en ceux qui pavanent leur réussite et puis je plaide coupable quand on me traite de fumiste léger. les poches passoires de précarité, je ne crache pas sur les pièces égouttées par de rares bons samaritains dans ma main quémandeuse. m’en tamponne de la méritocratie, on ne part jamais des mêmes starting-blocks donc chacun fait comme il peut. me moque des cases-étiquettes et qu’importe la cellule de redressement où la bienséance m’envoie, je ne dessaoule pas mais vomis ma boulimie de grisailles devant des officiers de dégrisement ébahis par mon sourire Joker. je ne ressens pas de honte, je l’humilie.

j’ai l’adolescence éternelle et la gouaille qui taquine. je m’amuse pour rire des épreuves écrasantes. c’est moi l’escargot que les roues d’automobiles à pollution diesel transforment en tapis gluant. je n’avais qu’à être plus rapide persifle mon second degré. au moins chui biodégradant ajoute ma conscience valet.
fidèle adultérin, chui parvenu à convertir un preux religieux au volage pour tous. il me bénit à chaque sermon depuis ce baptême au lascif.

mon décompte en banque m’impose de me résoudre à l’évidence ; je ne serai jamais un bon parent alors pourquoi essayer ? regarde-moi fils, quand tu piailles papa, débrouille-toi pour qu’un émir ou un apparatchik se retourne. chasse de bonnes têtes, rehausse ton existence, va au Parc des Princes et fais-toi adopter parce que ce n’est pas mon legs de néant qui t’épanouira. exceptées des bolées de rigolades trompe-misères, je ne t’offrirai rien. si tu recherches un cadre Françoise Dolto ‒ désolé de te le dire en ricanant mais barre-toi !
mon opinion m’ordonne de sans cesse la remettre en cause alors reste si tu veux. c’est dans la perte de repères que naît l’allégresse. déséquilibré discontinu, je me mouche des moments d’embarras en les transformant en farces. mes malheurs m’inspirent soit des répliques de grands éclats de rire, soit des blagues si merdiques que même en glousser irrite la glotte : j’ai parfois du Desproges sur la langue et parfois des hémorroïdes dans la gorge.

je me perçois comme le bouffon d’un peuple mange-tristesse. à tous les repas de toutes les semaines de tous les mois de toutes les saisons, le menu m’impose des pâtes. je me souhaite bon appétit pour m’insuffler un smile al dente.
des préfets un tantinet harceleurs sexuels qui nous gouvernent, beaucoup ne connaissent pas le prix d’une baguette mais disposent de quatre assistantes pour envoyer des mails expliquant que les caisses de l’État sont vides. quelle bande de bâtards comiques, des génies, les enfants croisés du potache et du cynisme. de très fins esprits qui arrivent à vivre ainsi de leurs meilleurs sketches et canulars. la quintessence de l’élite, la moelle de la crème, la trace de pneu sur PQ.

je fais quoi de mon inertie ? comment déjouer le rien ? j’ai appelé mon répondeur pour savoir mais il manque de répondant. avaler des séries, m’affaler près de ma console, je ne peux plus, j’ai tout vendu parce que chui un sans-hôtel-fixe. en outre ma ménagère de plus de 30 ans me prête encore sa chair pour signifier qu’elle croit en moi. étonnant. alors je cherche un travail que je ne trouve pas, faute d’irrémédiablement finir par bafouer le recruteur d’une insolence désinvolte. alors je galère. alors je ris à l’indécence.
et si je prenais un crayon ? et si je débarquais en tenue d’Ève à l’ancien Hara-Kiri ? je suppose que ce sont des kamikazes de l’impudence qu’il recrute. moi je meurs au quotidien de mes pitreries effrontées donc je corresponds, j’ai le profil, chui Charlot.

j’ai passé l’entretien. j’ai dénombré près de 4 millions de postulants comme moi, des désœuvrées au rire résilient, des ambulanciers de la nuance, des créateurs de cocasses, des dégustateurs d’humour noir, et qu’ils soient analphabètes, RG, altermondialistes, onanistes de l’ultra-libéral, complotistes, fatalistes, patriotards, xénophiles, bisexuels, puritains, juvéniles, séniles, en chaises roulantes, en conditionnelle, poètes ou connards, ils se sont confondus.
des gens imparfaits, fragiles et bizarres ont prétendu à ton poste de chevalier d’irrévérence. et moi chui ce saligaud capable d’en rigoler parce qu’au fond c’est ton cadavre qui croque aujourd’hui le dessin du rassemblement.
drôle non pour un trublion accusé jadis, il y a peu, de diviser les Français ?
un coup de maître, Charlot.

 

 

Edgar Sekloka, 7-11 janvier 2015