Anoush
mes parents ont survécu aux 500 000 victimes du sultan rouge Abdülhamid II, sang-mêlé par sa mère Verjine. je m’appelle Anoush, j’ai survécu aux 30 000 victimes du Comité Union et Progrès, aux 1 500 000 victimes de Talaat Pacha. j’ai survécu aux chiffres qui s’empilent grâce aux aspérités héroïques d’Andranik Toros Ozanian.
j’ai survécu pour entendre l’écho de procès trinitaires, celui des Unionistes en 1919, celui de Nuremberg en 1945, celui de Simbikangwa en 2014. j’ai survécu arrimée à la ville de Marseille, paume sur la canne d’une démarche penchée, mais quand les rhumatismes voûtent mes os à l’appel de la Faucheuse, je susurre à mon enterrement qu’importe ma fin, je lui survivrai par les paroles, récits, ouvrages, cicatrices, photos, chansons, arts pluriels.
je me souviens que l’oubli tue. suite à l’irréparable des Jeunes-Turcs, si la parole des témoins s’était faite entendre, l’Homme n’aurait pas omis de prendre la pleine mesure de ce qui s’est passé et plus tard, aurait devancé les montées nazis ou interahamwe.
pendant le prêche dominical, le curée nous avait prévenus, on avait trois jours avant que nos ombres s’effacent de la fresque natale. soit on entrait au cimetière, soit on partait en wagon. l’instinct a choisi, nous avons convoyé vers le sud et l’est, entassés comme la vaisselle du Café de mon père, comme des verres brisées, désarticulés les uns sur les autres dans un train de marchandises avec un carreau d’air en guise de fenêtre, dans l’attente que nos aigreurs nous asphyxient, cachés de force par un commandement qui dépeçait notre horizon avec des lois autorisant la spoliation de nos biens, de nos vies. les blessures commençaient, les sourires larmoyaient, la nuit se renouvelait inlassablement parce que les aurores se faisaient ténébreuses. et les sifflements des roues d’acier sur les rails ont laissé place au silence d’un camp d’Eskisehir, dont on savait qu’il marquait l’exode vers les déserts de Syrie, de Mésopotamie, destinations sans fin. la ligne de mire était aride, les joies s’effritaient dans une solitude lépreuse, le désespoir se communiquaient et de ce virus meurtrissure de vertus, les Hommes devenaient animaux. mon corps étant un enfant, ma mère me tenait à l’écart des reconvertis violeurs ou des commerçants d’esclaves que j’attirais. elle me protégeait, aussi me peignait-elle en noire pour me fondre dans l’invisible, me masquait les yeux pour m’éviter les cadavres pendants, les dépouilles osseuses, les guillotines inopinées, les fusillades sommaires. elle voulait me préserver ou se persuader que c’était possible, je ne savais pas vraiment. en revanche j’avais conscience qu’elle se rendait malade à vouloir assurer son travail maternel. pendant les famines quotidiennes, elle m’aurait même donné le sein si elle avait eu du lait. mais c’est entre les résidus de chair putréfiée dans des boues de terre ensanglantées et les miettes de pain rassis sur des nuages de poussière, qu’elle cherchait de quoi calmer mes pénuries pudiques. à force, un germe l’a contaminé. les génocidaires ont eu peur d’une contagion et nous ont chassés du camp avant qu’on soit appelés pour une adresse sans domiciles. rescapée par arrêté de maladie, elle s’est expatriée avec sa famille en France. c’est comme ça que j’ai ancré le Vieux-Port.
depuis j’ai éternué des cauchemars qui s’achèvent en rêves. aujourd’hui encore ils parsèment mes assoupissements : j’y vois mes bourreaux en peloton d’exécution, les fronts nervurés d’une haine expansive, je les vois se concentrer, me cibler, je les vois m’effrayer, mettre en joue, mitrailler et peu avant que la panique ne me réveille, je les vois se décourager. je me calme, les balles qu’ils tirent me transpercent sans m’atteindre. l’immortalité les pousse à s’incliner, je les vois tomber à mes pieds, je les vois me demander pardon tandis que le vent Aznavour m’amène des paroles reprises par un chœur de martyres :
[…]
moi je suis de ce peuple qui dort sans sépulture
qu’a choisi de mourir sans abdiquer sa foi
qui n’a jamais baissé la tête sous l’injure
qui survit malgré tout et qui ne se plaint pas
ils sont tombés pour entrer dans la nuit éternelle des temps
au bout de leur courage
la mort les a frappés sans demander leur âge
puisqu’ils étaient fautifs d’être enfants d’Arménie.
inspiré par Osvana Kaloustian.
Edgar Sekloka, été-automne 2014