Un de mes oncles qui danse avec sa femme

tonton Dada

 

1, 2, 1, 2. pendant longtemps j’étais sûr que tout le monde possédait, maîtrisait les 1, 2, que c’était normal, naturel de se mouvoir dans le 1 et le 2, que chacun suivait le 1, le 2 pour s’accorder à la musique.

1, 2, il n’a pas l’air très compliqué le binôme pourtant il faut savoir le déchiffrer et dans ce domaine, j’ai été chanceux, j’ai eu le privilège d’avoir un tonton expert en la matière, mathématicien des pieds claquettes, des hanches chaloupées.

il est footballeur, électronicien-informaticien, paternel mais on pourrait remplacer ces qualificatifs par souriant. il répond avec un sourire bien musclé face à un tacle appuyé, il garde le sourire face aux reproches infondés de clients ou collègues, il conserve encore son sourire face aux provocations pré-adolescentes de sa fille. il aurait pu être Jésus tant il n’est d’aucune violences, mais on le surnomme Dada depuis sa tendre enfance parce que sa da de syllabe prononcée à l’ininterrompue, était reçue comme une allocution présidentielle par un peuple familial prosterné d’émerveillements.

il ne s’énerve pas mon tonton, trop pédagogue pour céder à une quelconque perte de contrôle, il tempère là où la plupart s’emporte. il m’a souvent rabâché qu’avec ses parents et parentés, il ne pense pas trop quand il agit pour eux : si je me mettais à réfléchir, je risquerais de moins tolérer les liens qui unissent, avec l’érosion des années, il y aurait de grandes chances que je finisse par les rompre.

pendant longtemps j’ai cru qu’il se sacrifiait, ensuite j’ai grandi. j’ai appris que je flirtais avec la stérilité, qu’engendrer ne me coulerait pas de source. c’était un moment étrange cet après-midi-là, il faisait nuit dans mes yeux malgré les gens sous leurs lunettes de soleil. le temps de chasser mon nocturne oculaire, de chasser le croissant de lune qui avait remplacé l’iris, je comprenais que mon tonton au surnom dadaïste, mon tonton dévoué aux siens jusqu’à l’effacement, existait aussi grâce à eux.

pendant longtemps j’ai été intolérant avec les brutes de dysfonctionnements ne sachant compter sur le 1 ou sur le 2, pendant longtemps j’ai été con, les appelant les handicapés de la métrique, les sans-tempos, les déséquilibrés chroniques, j’étais facho, je ne concevais aucune irrégularité rythmique. ma radicalité a cessé lorsqu’un soir d’ambiance à la maison, mon tonton a laissé danser un de ses amis ‒ cas pathologique de désolation dancefloorale ‒ en augmentant le volume de notre chaîne hifi pendant la chanson, comme pour me murmurer : regarde, ce n’est pas parce qu’il ne sait pas danser, qu’il ne danse pas.

j’ai pu ouvrir les yeux depuis, pu voir bon nombre d’improbables danser, des objets par exemple, des objets d’admiration souvent ; la moustache de Salvador Dali danse, les lunettes de Préfète Duffaut dansent, la cravate d’Aimé Césaire danse, et toutes les œuvres respectives de ces maîtres détrempés d’imaginaires fourriers dansent aussi !

pendant longtemps je me suis convaincu qu’on ne dansait qu’avec bras, jambes, corps. pendant longtemps je n’ai pas relevé la profondeur des mots de Yuri Buenaventura, maxime résumant tout un mouvement : danser c’est comme s’exprimer en silence, c’est déclarer plein de trucs sans dire un mot. pendant longtemps je n’ai pas compris que même l’immobilité pouvait danser.

pendant longtemps j’ai cru que mon tonton n’avait pas remarqué ma non-prise de parole lors de son mariage, ma timidité ubiquitaire, qu’il n’avait pas remarqué moi réfléchissant au lieu de chanter, déclamer, faire ce qu’on attendait. il passait l’alliance à sa ballerine étoile et moi, je réfléchissais.

alors ici maintenant, je fais danser les mots pour récupérer un peu de bravoure, pour qu’il me pardonne de n’avoir été à la hauteur de son éducation offerte, je fais danser les lignes pour honorer ses sourires dont il me pare quand on se voit, me rappelant qu’il ne m’en veut pas d’avoir refusé le micro à l’aube de son union, lui en costume pour la première fois, elle maculée d’une robe liliale, les fais danser pour respecter cette tendresse intacte par laquelle il semble seriner qu’il n’éprouvera jamais de rancune parce que mon tonton, il est conscient que je ne le déteste point.

 

 

Edgar Sekloka, 10 décembre 2014