Une interpellation judiciaire de deux manifestants contre l’exposition Exhibit B

à propos de ressentis

 

déserter la projection de la Vénus noire d’Abdellatif Kechiche, l’installation Exhibit B de Brett Bailey, certains spectacles de Dieudonné est un droit. légiférer contre une proposition artistique, une insulte à l’intelligence.

si les atrocités des hommes sur l’Homme restent délicates à recevoir dans un cadre culturel, c’est parce qu’elles bousculent au plus profond, ravivant des traumatismes irrémissibles inscrites dans le charnel, mais éduquer genres et peuples à recevoir les troubles de tels avis de dérangement, me semble une nécessité pour aider l’individu à discerner, pour lui autoriser un délit de fèces sur des productions à torcher dans l’œuf ou au contraire, pour lui permettre d’accéder au génie sans précédent d’un artiste précurseur. éduquer requiert du temps et ne découle sur aucun intérêt financier, éduquer annule la censure due à la peur, action la plus lucrative de la société Mondialisation.

vous me direz de revenir de mon utopie, je répondrai qu’on ne prohibe pas l’art, on l’enrichit, qu’on n’interdit pas la parole à ses détracteurs, on la débat, et que d’Exhibit B naîtra, par opposition, l’acharnement d’un plasticien à créer une plantation scénographique intitulée, au hasard, 12 Years A Slave Trader.

je traduirai ma réflexion par un poème écrit pour le Muséum d’histoire naturelle de la Rochelle, dans le cadre d’une carte blanche offerte à mon groupe de rap Milk Coffee & Sugar sur le thème du métissage, poème à côté duquel des masques moulés de visages négroïdes sont entreposés, poème proposant aux lecteurs une autre identité.

poème de quelques lignes qui s’obstinent à convoquer aux ressentis des forçats chanteurs de coton mais poème de strophes vaines car au final, la plume a beau évoquer le fouet elle n’en sera jamais un, elle arrivera tout juste à rappeler les cicatrices dorsales dans une forme plus digeste que nos livres d’histoire protocolaires. nombreux seront affectés, d’autres non mais on ne discute pas les sensibilités sauf à faire dialoguer les sourds. et puis si certaines personnes s’évertueront à entrer dans le moule, une fois l’émotion éprouvée, elles en sortiront ‒ liberté que l’asservi n’a jamais eue.

le poème dresse l’existence désespérante de l’esclave qui n’est pas Frederick Douglass, comment il subsiste dans l’attelle d’un suicide menaçant de se resserrer à chaque coup de mou, comment la mort peut en définitive, lui être une douce sensation.

les chineurs de poèmes, les lecteurs de galeries, simplement par la volonté de satisfaire leur curiosité, se définissent comme des vivants sensitifs. ramenés à la polémique sur l’exposition du sud-africain Brett Bailey, ils renvoient aussi à la question d’une morale d’émotions qui, devant un zoo humain, voudrait imposer ce que l’on doit, en bien ou en mal, ressentir.

d’un poème ou d’une mise en scène, tant qu’une œuvre ne participe pas d’un homicide, manifester qu’on la désapprouve ou qu’on l’apprécie, manifester de l’aversion ou de l’admiration relève de ressentis, pas de justice. manifester son désaccord ou son approbation, c’est haut-parler sa voix et si la police en vient à interpeller des personnes désirant simplement se faire entendre, elle fomente l’incivisme. par ailleurs, lorsqu’un manifestant de ressentis veut faire supprimer une création, quelle qu’elle soit, il travaille à un boycott obstacle de constructions intellectuelles sine qua non à la bonification de la Cité.

 

entrez dans le moule

 

entrez dans le moule

éprouvez les regards des dresseurs de science

l’illogisme des théorèmes raciaux

et puisque l’Homme ne comprend que par expérience

dans les cages du zoo, soyez les bestiaux

entrez dans le moule

éprouvez la lippe, lèvre charnue élégante

la narine évasive, le nez épatant

les traits d’une beauté perçue délinquante

face aux canons de l’esthétique Ponant

entrez dans le moule

éprouvez les larmes, la joie revient à une mafia

ces marchands qui étalent à nu votre tierce

et votre pudeur qu’ils dévoient d’un verre tafia

attise un intérêt qui se commerce

entrez dans le moule

éprouvez le cirque authentique, l’Hottentote

Saartjie Baartman confondue en putain

on vous profanera pour une ligne qui dénote

à l’endroit convexe de votre arrière-train

entrez dans le moule

éprouvez l’interdit, ne le fantasmez plus

osez l’illégal, devenez l’Indigène

troquez les perruques de loi pour les cuirs crépus

l’injustice se révélera fidèle mécène

entrez dans le moule

éprouvez les uses ancestraux que vous naufragez

les rites qu’un pionnier planteur édulcore

l’humiliation nébuleuse que vous partagez

quand vos coutumes sont consignées au folklore

entrez dans le moule

éprouvez ce qui empeste la coloniale bienséance

votre accent sauvage, nidoreuse diction

patois qui répand une haleine pestilence

votre langue, l’abjecte émanation

entrez dans le moule

éprouvez l’identité piétinée comme du crottin

l’explorateur se plaignant que vous salissez sa semelle

midi qui ne se veut plus l’enfant du matin

votre moutard qui vomit ses gènes dans l’écuelle

entrez dans le moule

éprouvez les chevilles cerclées, mettez les chaînes dans le repas

les tendons pendus aux fers, votre sang qui coule

ces longues marches qui vous écharpent à chaque pas

la randonnée du forçat des champs qui déroule

entrez dans le moule

éprouvez les bonheurs furtifs balayés par la houle

la mistoufle qui dure, l’interminable fardeau

les anniversaires que votre mémoire refoule

on ne fête pas une naissance coupable depuis le berceau

entrez dans le moule

éprouvez les cris d’effrois jugés comme des mots en l’air

vos voix chutant dans cette crevasse de torture

éprouvez cette cruauté et qu’elle traverse votre chair

vous finirez par assourdir votre tessiture

entrez dans le moule

éprouvez les lacérations, les lanières du fouet

les régions d’une souffrance béante

la mort qui sied comme un manteau qu’on revêt

pour taire les plaies d’une douleur croissante

entrez dans le moule

 

Edgar Sekloka, 1er décembre 2014