Un rêve dans lequel un écolier me demandait si on avait besoin d’une bouche pour rire

rire ne relève pas uniquement d’hilarités

 

je ris de ce qui m’afflige. rire de rejet. j’évacue la douleur par l’humour. suis pas sûr de l’antidote à mon mal mais j’appartiens au 21ème siècle, le cynisme irrigue le cœur du google interne. alors je ris d’assister au spectacle de ce camerounais affilié UMP dressant tout son zèle contre la régularisation des sans-papiers dont il fait partie. une jeune pousse FN d’envergure maréchaliste se serait distinguée en volant au secours de cet apprenti politicien à court de carte de séjour. une adhérente d’extrême droite se déclarant pour la naturalisation d’un Noir, c’est une muse pour la scène comique francophone. et du politique benêt émerge le théâtre de l’absurde. cette affaire aberrante pourrait être le point de départ d’une heure de stand-up, une sorte de lot de consolation artistique, un parachute humoristique flanqué au dos de ce nègre sarkozyste s’il était éjecté du boeing Hexagone. que sa candidature ne soit en définitive pas retenue malgré son ardeur républicaine lui apprendrait d’une traite à nuancer ses droitières de convictions. le présentateur Simplet du podcast J’suis pas content s’en accommoderait.

si, toujours sur ce propos, un journaliste se souciait de l’avis de rappeurs plutôt que de satiristes, je lui conseillerais d’interviewer les éminences NTM des années 80, Scred Connexion des années 90, Time Bomb Commando des années 2000, IAM des années éternelles. des paroles de ces collectifs tomberaient une compilation de chansons étrangères à la langue de bois. explicit lyrics justifiés. des rimes aiguisées d’amertume, vortex poétique de secousses sociales enrayant les ronflements capitalistes du gouvernement. l’interview donnerait lieu à un article enlevé, puisé dans les entrailles de rêveurs à l’utopie non résiliée. un peu hippies ces penseurs qui ne travaillent pas parce que dixit Chinese du groupe bruxellois Crépuscule : stick au bec, on taffe déjà !

on, nous le peuple inhalateur de grisaille, nous les cracheurs d’espoirs fracturés qui se reconduisent comme les saisons. on n’est pas sans-emploi, plutôt des sans piston en marche pour gravir l’Everest de nos aspirations, arrogance dans le holster, déclarant que quand on accédera au sommet, Auroville sera gratuite, mondialisée et qu’on rira des schémas normés d’aujourd’hui.

rire, rire large pour contaminer l’horizon, rire gras jusqu’au cholestérol, rire pour se défendre non pas pour accepter, rire pour tromper la douleur et renouveler son courage, rire pour défier, conjurer les ténèbres, nos noirceurs, les dérapages humains dans la cruauté animale, les agressions isolées qui pullulent, la rubrique faits divers noyée d’homicides, les religions qui n’ont plus rien à voir avec la foi individuelle mais tendent à fomenter des peurs collectives, rire non pas pour oublier, ni pour refouler, ni pour nier que la sédation profonde la plus meurtrière ne découle pas de la loi Leonetti mais de l’endormissement de la masse, rire pour éduquer au bonheur. au vu des difficultés qu’on éprouve à apprécier les moments heureux quand ils émergent, rire au final c’est sérieux, quand on n’en fait pas le marmot de la gausserie et du mépris.

rire des beaux instants et les cultiver ces beaux instants pour pouvoir rire à nouveau, souvent, plus souvent, c’est faire du rire un moyen de détruire ce qui nous révolte.
ainsi en relisant Prière d’un petit enfant nègre de Guy Tirolien, entrevoir que rire ne relève pas uniquement d’hilarités mais aussi, par exemple, d’une sieste au pied des lourds manguiers.

Seigneur

je suis très fatigué
je suis né fatigué
et j’ai beaucoup marché depuis le chant du coq
et le morne est bien haut qui mène à leur école
Seigneur je ne veux plus aller à leur école,
Faites je Vous en prie que je n’y aille plus
je veux suivre mon père dans les ravines fraîches
quand la nuit flotte encore dans le mystère des bois
où glissent les esprits que l’aube vient chasser
je veux aller pieds nus par les sentiers brûlés
qui longent vers midi les mares assoiffées
je veux dormir ma sieste au pied des lourds manguiers
je veux me réveiller
lorsque là-bas mugit la sirène des Blancs
et que l’usine
ancrée sur l’océan des cannes
vomit dans la campagne son équipage nègre
Seigneur je ne veux plus aller à leur école
Faites je Vous en prie que je n’y aille plus
ils racontent qu’il faut qu’un petit nègre y aille
pour qu’il devienne pareil
aux messieurs de la ville
aux messieurs comme il faut ;
mais moi je ne veux pas
devenir comme ils disent
un monsieur de la ville
un monsieur comme il faut
je préfère flâner le long des sucreries
où sont les sacs repus
que gonfle un sucre brun
autant que ma peau brune
je préfère
vers l’heure où la lune amoureuse
parle bas à l’oreille
des cocotiers penchés
écouter ce que dit
dans la nuit
la voix cassée d’un vieux qui raconte en fumant
les histoires de Zamba
et de compère Lapin
et bien d’autres choses encore
qui ne sont pas dans leur livre
les nègres vous le savez n’ont que trop travaillé
pourquoi faut il de plus
apprendre dans des livres
qui nous parlent de choses
qui ne sont point d’ici
et puis
elle est vraiment trop triste leur école
triste comme
ces messieurs de la ville
ces messieurs comme il faut
qui ne savent plus danser le soir au clair de lune
qui ne savent plus marcher sur la chair de leurs pieds
qui ne savent plus conter de contes aux veillées
Seigneur je ne veux plus aller à leur école

 

 

Edgar Sekloka, 9 mars 2015