Un tract du mouvement Colibris

la mangeuse bio en legging noir et Stan Smith blanches

 

elle est une trentenaire qui veut garder l’élancement de sa vingtaine pour se protéger de la vague de calories qui entretient le bide de la quarantaine. elle s’habille sobre, chic, délicat. aujourd’hui, elle porte un trench beige the Kopples, un legging noir H&M et des Stan Smith blanches. aujourd’hui encore on la complimente pour sa svelte. aujourd’hui toujours, assise avec ses collègues pour la pause déjeuner, elle dit qu’en dehors du boulot ‒ responsable-com chez Alter Eco ‒ elle fait de la kizomba, elle dit qu’elle a la chance d’éliminer vite, elle dit qu’elle ne prend pas de surplus. depuis l’adolescence, elle suit un régime bio qui refuse à sa ligne toute distraction.

ils sont dans un restaurant végétalien, un Loving Hut parisien, et elle raconte comment son choix d’irréversibilité a commencé, comment elle avait 14 ans, comment s’appelant Julia, elle était tombée amoureuse de John Lennon suite au morceau éponyme.
comment elle s’est intéressée à lui, aux vertus saines d’une vie simple jusque dans l’alimentation, comment elle a abandonné la viande au grand dam de ses parents. elle précise que d’une certaine manière, les Beatles lui ont semé une conscience civique et l’envie de s’insurger contre les industrialisations bovines, avicoles, ovines, porcines. être végane la politise aussi s’oppose-t-elle à l’agriculture intensive en crachant sur Monsanto, Bayer AG et BASF, exprimant qu’il faudrait des abattoirs pour de telles entreprises, que la fiscalité environnementale devrait condamner leurs pratiques au néant, que les taxer ne sert à rien.

elle s’épanche. elle est passionnée. elle détaille les différentes étapes de sa cessation de pain et de fromage, de gluten et de moisi. elle ressemble à un fumeur repenti. elle rappelle que ses deux enfants recouvrent leur pain azyme de pâte à tartiner Jean-Hervé et ne suent pas un litre d’huile de palme Nutella après avoir péniblement monté quelques marches d’escaliers.

steak de tofu, elle s’acoquine de quelques bouchées et laisse la parole puis la reprend, un verre d’eau de source plus tard. ferveur dans l’iris, elle déclare qu’un corps est une ZAD ‒ une zone à défendre ‒ que chacun d’entre nous devrait le protéger en le nourrissant de fruits, de légumes, moches ou non, discounts ou non. que chacun est ce qu’il mange. que chacun devrait savoir labourer la terre. que chacun devrait avoir un jardin. et elle se met à citer Pierre Rabhi.

tout d’un coup c’est le dessert, tout d’un coup elle avoue avoir des contradictions nutritionnelles, tout d’un coup elle confesse avoir un faible pour le Savane de Papy Brossard, tout d’un coup elle se remémore les dégâts du sucre raffiné sur l’organisme. elle en vient à pérorer sur le monde d’obèses du film Wall-E.

de retour au bureau face à l’écran, elle consulte le site de l’association animaliste Veg en scène. parcourant le favori, elle voit une photo avant-après : avant une vache, après une paire de tennis. elle tombe les yeux vers le cuir entourant ses pieds. fausse note. elle cogite sur les veaux morts issus d’élevages industriels qui, du talon au bout des orteils, enjolivent son style. ce sont les mêmes qu’elle s’interdit de cuire à ses fourneaux. elle se déchausse et plonge ses godasses dans une corbeille.

elle a conscience qu’elle peut accéder à certaines denrées saines grâce aux personnes qui l’environnent et l’éduquent, grâce à son salaire aussi qui, sans être mirobolant, ne verse pas dans la précarité de la fiche de paie commune à la majeure partie de la populace.

elle éprouve un fort sentiment de dignité écologique et elle combat ses paradoxes malgré ses faiblesses. ses détracteurs la jugent caricaturale et un brin extrémiste dans son éthique aux accents animistes. et après ? elle n’en est pas moins une citoyenne qui, chaque jour, parachève un peu plus son idéal.

j’aimerais être elle parfois. alors quand je m’estime trop enclin à céder à l’organisation d’un barbecue pour fêter l’arrivée des beaux jours par exemple, je pense à elle, l’antispéciste, à ce qu’elle aurait proposé à la place.

 

 

Edgar Sekloka, mai-septembre 2014