La dernière course d’un taxi

sur la chaussée d’un jardin

 

j’ai la chance d’avoir beaucoup de papas et dans le désordre j’ai le mien, celui de mon frère, mes oncles, celui de ma sœur. il s’appelle Moïse le père de ma sœur cependant il n’officie pas vraiment comme messie familial. il est surtout Taxi Driver. Travis Bickle sans les armes à feu, sans la solitude pornographique, sans le morbide des jours brouillards, sans la paranoïa impétueuse qui rend insomniaque, sans l’avenir qui s’enferme dans un étau mortuaire, sans la menace du vide.

mais le père de ma sœur ne s’inspire pas totalement d’un film. il est surtout taxi rêveur avec le rire jugulaire communiqué aux clients maussades, avec les accents étouffés de poumons enfumés d’ivresses dans les bars nocturnes d’une pause qui s’étend, avec les collègues bons-vivants-bon-vin-ndolé-bœuf-miondo-bon-piment à fanfaronner, entre deux bouchées et un toast, sur le son B.B. King de sa guitare. taxi rêveur avec la vue du quartier Briqueterie à Yaoundé dans le reflet de ses lunettes frimeuses, avec sa puérilité assumée, son génie aux Dames, ses tricheries au Scrabble, avec ses gueulantes pour qu’on joue en silence avant qu’il n’entre en onirisme, avec ses roupillons de deux jours pendant le week-end, avec ses harangues pour nous discipliner au ménage une fois réveillé, avec sa fierté quand, comme le major de Cendrillon, il nous balade dans une berline qui a changé de marque, d’options et de confort au fil des années.

mais le père de ma sœur ne s’avère pas uniquement l’instigateur ou le tortionnaire d’un conte de fée quotidien. il est surtout taxi dragueur, celui qui trompe sa copilote dans des rallyes d’adultères à peines dissimulés. la régulière qui insiste pour accoucher, il la trompe avec des promesses périssables et quelques belles paroles sans effets larvées dans des lippées de romantismes, il la trompe en s’appuyant sur ma sœur, mon petit frère et moi : Regarde, tu as déjà des enfants ! et l’éternelle trompée se décidant à le quitter, il finira par nous offrir d’autres fraternités des gésines d’une femme pays.

mais le père de ma sœur ne semble pas qu’un chevalier de désobligeances à l’épée affûtée d’infidélités répétitives. il est surtout taxi d’amour grosse cylindrée, un grand ego de près d’1 mètre 90 n’hésitant pas à trop partager dès qu’il touche un brin d’un petit grain d’un peu de rien du tout. autocentré voyageant dans un habitacle de générosité, il transforme son cœur en réceptacle de contradictions étrangement sources de torpeurs cardiaques que ma sœur annule d’une voix pacemaker lorsqu’elle lui chante Hello de Lionel Richie, sa chanson préférée à ce vieux pater dont ma sœur endosse les charges administratives pour couvrir ses allers-retours entre Cameroun et France, vieux pater dont ma sœur supporte les humeurs d’aigreurs qui le rendent exécrable, vieux pater dont ma sœur reçoit les détresses ponctuelles détonant de son naturel guilleret.

Taxi Driver, taxi rêveur, taxi dragueur, taxi d’amour, le père de ma sœur est un véhicule d’humanité avec ses complexités, ses nuances, son autorité parentale, son rire goulu, son verbe galant ou menteur, son adolescence reconduite en pleine crise de la cinquantaine, sa grandeur musicale, son talent méconnu, ses donations d’argent de poche, ses cadeaux incongrus de père Noël glissant dans la cheminée à la mi-août, ses facéties que je laisse ici à l’appréciation des lecteurs, étrangers ou pas, qui lui feront peut-être la despedida alors qu’il honore sa dernière course depuis le 22 novembre 2014, GPS et compteur éteints.

souvenirs d’une vie en guise de passagers plage arrière, il roule le père de ma sœur, il roule Eden au loin, le taxi roule sur la chaussée d’un jardin.

 

 

Edgar Sekloka, 25 décembre 2014