La chanson « Le temps des colonies »

un musée à détruire

 

vous entendez les accords ingrats, la nappe de violon synthé-kitch, la guitare électrique qui tire sur la corde d’un mauvais blues, les éléments percussifs qui rappellent le tam-tam d’une Afrique pièce montée, et puis ce chœur suraigüe qui singe l’accent du bamboula affidé à son bwana, vous l’entendez ? le tout suspendu aux lèvres d’un chanteur pensant dénoncer par l’énumération de son palmarès : acquéreur de boys à Colomb-Béchar ‒ chef-lieu de la colonisation en 1902 et camp de concentration vichyste pendant la Seconde Grande Guerre ‒ collectionneur de femmes légères, tueur de panthères entre un gin et une partie de tennis, admirateur de tirailleurs sénégalais prêts au sacrifice.

si vous n’entendez pas cette chanson, foulez le 293 avenue Daumesnil dans le douzième à Paris, peut-être que la mélodie vous reviendra en humant l’air environnant. je précise l’adresse du musée des colonies parce qu’il est placé sur une chaussée nommée du cavalier de régiment ayant sauvé, par deux fois, la vie d’un Napoléon reconstructeur d’esclavage en 1802.

je précise ce qui me semble un comble d’ironie.

j’exagère quand même, non ? tout ça c’est dû au hasard, c’est sûr. c’est aussi fortuit qu’installer le musée des Arts africains et océaniens sur les vestiges de celui de la France d’outre-mer, lui-même ayant été érigé sur les restes d’un édifice colonial. c’est dû au hasard ou à la bêtise. vous entendez le refrain foncièrement con de cette chanson que j’évoquais plus haut ? je vous épargne les paroles mais sachez que la connerie fait des ravages : parfois elle crée des minorités jetables, sans-papiers reconduits à leur frontière respective, parce que Léonarda, parce que trop de Rroms dorment déjà aux abords du périphérique parisien, parce que l’image du pays des Lumières est menacée, parce que appuyer sur eject économise la compréhension d’un exode, parce qu’on ment à la populace, parce qu’on incite les gens en règle à la dénonciation, parce que évacuer les sans-dents étrangers éradiquerait le chômage, le trou de la sécurité sociale, le dégorgement des caisses de l’État alors que ces communautés à cheval sur le majeur du mépris, fatiguées d’être répudiées, considérées minables, ou au mieux rachetées par l’impérialisme moderne de la discrimination positive, ne représentent que 400 000 personnes, soit 0,33 pour cent de la population française. pourtant on finit par nier ses origines, on veut faire corps avec l’hypocrisie de souche nationale, la terre d’accueil restant hostile à tout immigré tant qu’il n’a pas ouvertement déclaré, la larme à l’œil, qu’il a l’Église dans l’esprit, De Gaulle dans le cœur, le pinard dans la main. peur d’être réduit à un accent, à un sketch, à une banane donc il triche son identité, il fraude la vérité, façonne son visage, réinvente sa personne, s’il faut des preuves, il s’apparente FN pour que survive la France du feu Poniatowski, il minaude pour squatter le terrain parce que le Bled, c’est le vestiaire. mais allez-y au Palais de la Porte Dorée messieurs dames les intégrés, vous percevrez comment on empaille votre histoire, comment on la résume à votre antécédence prétendue de sous-homme.

vous avez beau être médecin là-bas, faut recommencer vos études pour qu’un juge universitaire d’ici valide votre savoir, vous avez beau écrire des romans virtuoses dans votre langue d’enfance, avant que ce soit considéré littérature, faut les traduire aux coutumiers de chez Drouant afin de recevoir ce qu’ils ont à critiquer, d’ailleurs au fond, y a le Goncourt pour les auteurs aguerris, le Goncourt lycéen pour leurs mômes et bientôt le Goncourt Continents noirs pour leurs amis de couleur, fantômas de citoyenneté. Albert Memmi a peint leur portrait en 1957, à l’orée d’Indépendances de façade auxquelles renvoie ce musée de la honte.

face au kärcher sarkoziste, j’userais bien un lance-flamme de sagesse pour brûler ce refuge d’un passé français humiliant les droits de l’Homme ‒ asile de massacres conquistadors présentée comme une fierté nationale. après le lance-flamme, il faudrait maçonner, cimenter avec pudeur et respect, sans s’épancher dans la sensiblerie, un Louvre d’hommages aux peuples victimes des servitudes d’hier et d’aujourd’hui, peuples de pays masures d’urbanismes qui, par aporie, sont aussi les eldorados de Total, Bolloré, ces entreprises délocalisées qu’encadre le quai d’Orsay pour se garantir une certaine ingérence. voyez l’armée Hollande au Mali avec les opérations Serval et Barkhane, voyez comme Modibo Keita doit se retourner dans sa tombe lui qui, président des années 60, voulait délivrer le pays de tout joug maquillé, lui qui a été putsché par le soldat françafricain Moussa Traoré.

alors le temps des colonies n’a pas disparu et il se targue d’une bâtisse le symbolisant. mais rêvons concret et comme dit Boubacar Boris Diop, faisons de la politique africaine ‒ voire étrangère ‒ de la France, un sujet de politique intérieure pour qu’au bout de cette démarche miraculeuse, un espace mémorial témoignant des atrocités du colonisateur et rendant son honneur au colonisé, puisse exister.

alors en attendant, pour calmer les secousses de rage cardiaque qui rugissent dans la poitrine, lisons jusqu’à l’hypnose les vers du poème Donne-moi la flûte et chante de Khalil Gibran, lisons jusqu’à ce que les voix de Fairuz ou de la regrettée Lhasa de Sela nous parviennent :

[…]

Donne-moi ta flûte et chante

Oublie les maux, les remèdes

Car les Hommes ne sont que lignes d’un livre

Tracées avec de l’eau pour encre !

 

 

Edgar Sekloka, septembre 2014